Pourquoi la psychanalyse ?

Omar Guerrero, psychologue clinicien, psychanalyste, Mémoires n°73

En quoi le psychotrauma lié à la violence politique serait-il différent des autres traumatismes ? Pourquoi l’approche psychodynamique a-t-elle un intérêt thérapeutique ? Pourquoi choisir de respecter la temporalité de la personne ? Comment le Centre Primo Levi en est-il venu à cette nécessité de thérapie longue ?

Question épineuse que celle du traumatisme. À la moindre difficulté, nous avons tendance à parler de traumatisme. La presse se délecte de l’effet superlatif obtenu avec des témoignages d’une délicieuse fraîcheur. Tout serait devenu traumatique, tout serait mis au rang d’un évènement qui bouleverse la vie. Tout est désormais « trop » beau, « trop » fort, « trop » cool… le « trop » a remplacé le « très » qui n’appuie vraisemblablement plus assez. Mais notre époque est-elle devenue pour autant invivable ? Davantage que d’autres périodes ? Vraiment ?

Clinicien dans un centre de soins qui a fait du traumatisme sa spécialité – je vais y revenir sur ce choix et ses effets –, je ne peux qu’être interpelé par la fréquence et la facilité de circulation de ce terme. Alors qu’habituellement ce concept servait à traduire ce que mes patients amenaient comme un tournant dans leurs vies (un « avant-après » généralement désagréable), il semble libéré de son exclusivité qui le confinait aux bureaux de consultation des médecins et psychologues censés le repérer, voire le réparer.

L’un des problèmes de cette « libération » est que le traumatisme perd son acuité, sa précision et devient, comme ce fut le cas pour le stress ou l’angoisse il y a quelques années, un vrai fourre-tout. Si auparavant l’on pouvait être « stressé » ou « angoissé » par une quelconque incertitude de sa vie quotidienne, à présent chacun peut être « traumatisé » à cause d’une déception, une frustration ou une mauvaise nouvelle.

Il est donc nécessaire de préciser le champ d’utilisation de cette notion et d’expliquer nos choix thérapeutiques en vue d’un traitement.

Commençons par délimiter ce que l’on entend par traumatisme, qui renvoie d’emblée à la sphère médicale : le traumatisme définit l’ensemble des conséquences d’un trauma, ce dernier étant le choc et plus spécifiquement la blessure, la lésion, la plaie. La racine grecque signifie même « rompre, casser en morceaux, briser, meurtrir ».

L’utilisation première de « trauma » se rapporte à l’atteinte portée au corps. C’est une lésion très précise et avérée, et son traitement – médical, donc – est bien connu : les médecins convergent globalement (selon les traditions chinoise, indienne ou occidentale par exemple) sur le traitement dans l’après-coup – c’est le cas de le dire – du trauma.

Le « traumatisme », en tant que séquelle du trauma, ne se limite pas au corps. C’est le début des difficultés pour le cerner. C’est-à-dire qu’au-delà du corps, même si la fracture est pansée, même si la douleur est apaisée, le traumatisme psychique peut continuer à se manifester, parfois longtemps après le choc physique – ce qui nous oblige à considérer un choc psychique qui accompagne le physique, sans le recouvrir, avec une évolution indépendante et singulière d’un individu à un autre.

Ce traumatisme psychique ou psychotrauma complexifie le problème parce que le « choc émotionnel » ne sera pas le même selon le contexte dans lequel la blessure a eu lieu. D’où la nécessité de différencier les différentes conditions de trauma pour penser ensuite à la manière la plus adaptée pour traiter ses conséquences. Ce n’est pas du tout pareil de se casser une jambe en pratiquant son sport préféré que d’avoir la même fracture suite à une agression.

Si l’on se permet une rapide excursion, on remarquera que les différentes sources de traumatisme nous confrontent à des conflits psychiques différents.

Une catastrophe naturelle peut bouleverser une vie mais les humains ont toujours su placer cet « agent catastrophique » à sa place : que ce soit les dieux ou un seul Dieu, voire les éléments de la nature pour les non-croyants, on a affaire à plus grand que soi. On reconnaît une instance différente, on suppose à cet Autre une intention (une punition, par exemple)… ou pas, mais dans tous les cas son action est prise dans un système symbolique : on lui donne un sens, on est tous concernés par l’évènement. Cette implication, disons sociale, fait histoire, histoire collective et permet de contenir la puissance du choc, c’est-à-dire que les séquelles psychiques peuvent être prises en compte par le social et être ainsi moins importantes.

Un accident traumatique est déjà différent parce qu’il peut nous confronter à un autre qui est un semblable. Ce n’est plus la nature ou un Dieu qui aura causé des dommages mais un humain lors d’une mauvaise rencontre (que les grecs appelaient tuchê). Être au mauvais endroit au mauvais moment, le hasard. C’est une notion intéressante que même le droit a pu prendre en compte pour rétablir un ordre social – et donc limiter les effets traumatiques : le droit peut distinguer les degrés de responsabilité ou de culpabilité et établir ainsi l’existence d’une intention de nuire ou pas, des circonstances aggravantes, la punition, le dédommagement, etc.

Les attentats terroristes rentrent-ils dans cette dernière catégorie ? Leur cas est complexe parce qu’ils mélangent les registres : prétendant incarner une conception divine ou sociale (le fait de vouloir imposer une autre façon d’organiser la société, par exemple), ils sont exécutés par des humains. Ils blessent de manière aveugle, ciblant des personnes ou des lieux censés représenter un objectif stratégique, semant terreur et incompréhension et ne laissant aucun doute sur leur intention de nuire. Cependant, nos institutions de gouvernance (au niveau d’une ville ou d’un pays) reprennent et donnent sens à l’attentat. Cela devient alors social et un récit est produit qui permet de nommer ce qui aurait pu rester comme innommable, irreprésentable.

Le cas qui nous concerne de plus près est celui de la torture et de la violence dite politique. C’est un cas compliqué parce qu’il présente tous les éléments pour engendrer, maintenir et aggraver un traumatisme physique mais surtout psychique. Premièrement, l’évènement traumatique est issu d’une rencontre – mauvaise, donc – avec un semblable qui exécute les sévices. Ces mauvais traitements ciblent l’individu pour des raisons qui le concernent intimement : son appartenance ethnique, religieuse, politique, son orientation sexuelle, etc. Puis, ce qui est plus grave probablement, les institutions ne permettent aucune reprise sociale de l’évènement, aucune punition « graduée » voire une impunité totale qui perpétue la disparition du sujet (transformé en objet des sévices, du caprice d’un autre).

Comment traiter un traumatisme pareil et en guérir ? Est-ce que tous les traitements se valent, pour tous les traumatismes psychiques ?

Je ne rentrerai pas dans une critique des différentes thérapies qui connaissent à l’occasion un effet de mode ou un engouement qui peut légitimement séduire. Je ne vais pas détailler les approches comportementales, l’hypnose, l’EMDR, le protocole du propanolol et autres électrochocs, techniques utilisées actuellement pour tous ces traumatismes confondus. Je tenterai seulement d’expliquer le choix de notre établissement, un centre de soins qui traite seulement ce dernier type de traumatisme psychique, le choix d’une thérapie dite psychodynamique, le choix de la psychanalyse comme référence, psychanalyse en institution, choix qui n’est pas exclusif, pas excluant et qui nous permet d’obtenir des effets thérapeutiques avérés.

Abordons simplement et rapidement un constat et un objectif. Le constat est double : la disparition du sujet sous la torture et la durée des symptômes. L’objectif, comme effet thérapeutique, est de permettre à l’individu qui a été victime de torture ou de violence politique de redevenir sujet, de retrouver une place dans le social.

Comme nous l’avons vu, au-delà de l’atteinte corporelle, le choc émotionnel et le traumatisme psychique peuvent s’étendre dans la durée de manière inquiétante et surtout indépendante. C’est là que la référence à la psychanalyse est intéressante en termes thérapeutiques : elle intervient précisément sur cette articulation du langage et du corps qui permet de comprendre les symptômes.

Un exemple ? Il m’est arrivé de recevoir en consultation des femmes qui étaient tombées enceintes après des viols subis au pays. Si vous vous arrêtez au niveau du corps, vous ne trouveriez pratiquement aucun problème physiologique : la maman se porte bien après l’accouchement et le bébé aussi. Et pourtant, vous avez en face de vous une femme qui vous décrit les scènes de violence associées à cet enfant, qui vous dit que sa vie est finie, qui ne se sent pas capable de faire une place (psychique) à cet enfant. À côté d’elle, vous voyez un bébé en attente, un bébé qui scrute les yeux de sa mère pour y lire les coordonnées de la vie, pour boire le lait et les mots qui vont baliser l’espace et le temps.

Des cas comme celui de cette femme témoignent du décalage entre la blessure du corps et celle que j’appellerais la cicatrice psychique, la « psycatrice » qui se présente, même longtemps après le choc, comme une plaie béante. Quel a été le traumatisme psychique pour elle ? Comment comprendre, alors que l’effraction du corps a été traitée et disons, guérie, que la fracture psychique reste ouverte, présente ?

Nous pouvons concevoir qu’indépendamment de son corps mais en articulation avec lui, le trauma pour cette femme a été de disparaître en tant que sujet, que quelqu’un d’autre ait pu disposer de son corps, en niant complètement sa volonté. Cette mort du sujet est au cœur de l’enjeu thérapeutique de la psychanalyse : accompagner le sujet à occuper sa place, à s’autoriser une parole et une action à partir de sa place. Sa place ? Il s’agit en effet d’une place dans le discours social, la place de mère, par exemple, qui semble inhabitable pour cette femme puisqu’elle ne l’avait pas décidé.

La psychanalyse place au cœur de son dispositif le traumatisme du sujet, c’est-à-dire l’effet de trompe-l’œil qu’il y a entre ce que le sujet a vécu comme traumatique au moment où il se constituait (le bébé en attente que j’évoquais) et ce qu’il va vivre comme une répétition dangereuse, un renouvèlement de relation d’emprise (que certaines thérapies rejouent) par l’autre.

Les professionnels du Centre Primo Levi, qu’ils soient psychanalystes ou non, vont faire un travail de couture fine pour rétablir tous ces liens sociaux, la responsabilité du sujet que le traumatisme pense avoir abolie.

La psychanalyse fascine – parce qu’elle concerne chacun dans l’intimité de sa constitution plus ou moins bancale comme sujet – mais elle suscite, peut-être pour les mêmes raisons, beaucoup de rejet et de résistances. Se donner la psychanalyse pour référence est toutefois un choix éthique pour le Centre Primo Levi, choix qui ne rend pas forcément son fonctionnement et sa gestion plus simples dans l’immédiat, mais qui respecte et encourage l’avènement du sujet ; ce sujet dont il ne reste, semble-t-il, que des traces, quelques lambeaux ; un sujet qui évolue dans une organisation marquée par un « avant » et un « après », qui s’appuie plus sur tel ou tel rôle social qui lui donnaient une place dans la société et dans le discours. Être « victime » est une non-place, c’est être en marge, justement, dehors, éjecté d’un village ou d’un pays.

Loin de la caricature récurrente, le fait de garder la psychanalyse comme boussole structure les prises en charge en vue d’une responsabilisation du sujet. Cela se fait aussi et différemment en institution qu’en cabinet libéral. On engage avec le patient, au fil des séances, une traversée du symptôme pour chercher à le déchiffrer, ce qui implique une durée de la thérapie qui ne peut être réduite à la disparition des manifestations les plus bruyantes. Les lieux de soins comme le Centre Primo Levi deviennent rares, parce qu’ils résistent à la logique gestionnaire pure, parce qu’il n’y est pas question de nombre d’actes mais d’effets thérapeutiques, parce que la durée des séances peut y être plus importante (parfois même doublée) lorsque l’on reçoit un patient avec interprète, sans être une utopie mais dans une tension saine, gardant les pieds dans la réalité.

Cette prise en compte de la psychanalyse au cœur du fonctionnement n’empêche pas les professionnels de reconnaître leurs différentes formations et n’exclut nullement le partage avec les centres qui ont d’autres références (transculturelle, ethnopsychiatrie, hospitalière, artistique, etc.) et qui contribuent à l’obtention d’effets thérapeutiques. La psychanalyse est une éthique, une prise en compte de l’autre et de sa parole. Elle prend en compte la langue, la culture, l’ensemble symbolique qui a permis au sujet d’être en lien avec les autres.

Cela permet d’aller – évoquons ces moments de grâce pour conclure – au-delà du traumatisme, c’est-à-dire que le sujet arrive à donner un sens à l’évènement traumatique, qu’il peut l’inscrire, l’écrire à sa façon, laissant ses empreintes subjectives, celles qui nous sont singulières. À partir de là, il s’agit pour chacun de composer, de faire avec, sans être handicapé par ses travers. C’est ce que m’a rappelé, malicieuse, une autre patiente revenue me voir cinq ans après la fin de son suivi. Avec deux enfants, mariée, elle trouvait la vie plus compliquée, devant négocier pour que sa vie tienne la route. Comme chacun, finalement.


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