Omar Guerrero, psychologue clinicien, psychanalyste
Mémoires n°74 – Faire famille après la violence
Le travail en tant que cliniciens dans un centre de soins qui reçoit adultes et enfants nous confronte, inévitablement, à la problématique de la famille. Disons plutôt des familles puisque nous considérons la singularité des liens familiaux qui sont en jeu dans les consultations et nous constatons que certaines problématiques sont constantes, malgré les configurations différentes des familles que nous avons à connaître dans ce cadre.
C’est à partir de ces constantes que nous aimerions interroger la notion de famille et, surtout, les effets de la violence sur cette structure que l’on décrit souvent comme la base d’une société.
Traversée par la parole, la famille va au-delà des liens de sang, au-delà du biologique. Elle ne peut pas être réduite à la procréation et à la transmission d’un matériel génétique – c’est ce que le droit (droit romain) et l’anthropologie (Lévi-Strauss) ont cherché à formaliser en statuant l’existence juridique de la famille et de ses membres, en étudiant les liens de parenté qui l’organisent et complexifient son fonctionnement.
Dès lors l’unité « famille » acquiert une dynamique qui ne peut pas se résumer à la somme de ses individus, même autour de questions délicates comme le traumatisme. L’atteinte portée contre une famille aura des conséquences qui dépassent la blessure physique que l’on déplore éventuellement pour l’un des siens. Cela touchera directement son organisation et son rôle, comme l’ont démontré les thérapeutes qui ont étudié notamment les mécanismes des groupes et les institutions (Freud, pour son analyse des foules, bien sûr, mais aussi Wilfred Bion sur les petits groupes, Didier Anzieu sur leur dynamique, ou encore René Kaës sur l’appareil psychique groupal).
Cette cellule constitue ainsi le creuset du social, qui prépare les plus jeunes à l’autonomie et la vie collective ultérieure. Pour cela, il nous faut considérer deux notions qui sont en jeu dans ce que nous pouvons bien appeler la « mission » de la famille : celle de partage et celle d’autorité.
L’un des apprentissages les plus importants au sein de la famille, c’est le partage. Partage de quoi ? Nous dirons qu’il s’agit de partager la « jouissance » qui, avant d’être un concept psychanalytique, était une notion juridique : elle organise la possession, l’usufruit, la satisfaction que l’on peut tirer d’un bien. Or ce que l’on apprend en famille, c’est que cette satisfaction est condamnée à n’être que partielle. Comme la satisfaction que l’on obtient par la parole, même quand elle est grande, elle n’est pas totale, la parole ne couvre pas totalement l’objet qu’elle tente d’attraper, de décrire. C’est pour cela qu’il s’agit de partage, parce l’on doit se contenter d’une part, plus ou moins grande, qui sous-entend l’existence des autres, d’un interlocuteur, d’une fratrie par exemple.
L’autre notion est celle d’autorité, inhérente au fonctionnement social de la famille. Incarnée dans un premier temps par un père tout-puissant (le pater familias du droit romain), cette place concerne aujourd’hui les deux parents (l’autorité parentale des années 70), les adultes de la famille. Et bien qu’elle conjugue deux des trois tâches considérées comme impossibles par Freud[1], la place des parents est celle d’une autorité garante du partage. Ils veillent à ce que la jouissance au sein de la fratrie soit partagée de manière convenable, plus ou moins égale. Ils s’assurent que le « gâteau » soit partagé, qu’il y en ait pour tout le monde, que les abus (de jouissance donc) soient interdits ou punis.
Maintenant, ce que nous nommons un acte violent, c’est l’irruption de la violence politique et de la torture, telle que nos patients la décrivent dans leurs récits. Ces situations extrêmes nous renseignent sur ce que d’autres situations de maltraitance ou violence quotidienne peuvent engendrer, de manière un peu différente.
Il est curieux de constater avec les enfants ou les familles que l’on reçoit en consultation, que l’acte violent ne peut rien contre l’aspect biologique de la famille, il ne peut pas « défaire » l’ADN ou modifier l’héritage génétique. Mais il est néanmoins dévastateur pour les liens qui constituent l’ossature de la famille, les liens que l’on peut appeler symboliques. Nous pouvons le vérifier précisément sur les aspects de partage et d’autorité qui s’en trouvent ainsi désorganisés, neutralisés, avec des conséquences très inquiétantes.
Il ne s’agit cependant pas de dissocier les composantes biologique ou sociale de la famille, de manière manichéenne, comme si la violence était une expression pure du biologique et que l’ordre social – ou familial – impliquait une absence totale de violence. Au contraire, la famille met en place des relations qui articulent le biologique et le social, qui canalisent la violence – ne serait-ce que dans le forçage qu’impliquent les contraintes sociales et éducatives –, la contiennent et lui donnent un sens (sous la forme éventuelle d’un discours d’autorité). Il s’agit alors d’une violence canalisée, articulée, mise en sens.
L’acte violent, dans le contexte indiqué précédemment, attaque cette articulation, cette délicate mise en place, c’est-à-dire que la violence s’en trouvera désarticulée, dépourvue d’un sens. Dans ce cas le partage intrafamilial n’est plus garanti par une instance parentale faisant autorité – puisqu’elle n’est plus reconnue et soutenue par le social, c’est-à-dire que les semblables ne valident plus, ne respectent plus les parents violentés, ne les reconnaissent plus. L’autorité, celle des représentants de la Loi qui ordonnent le groupe social dont la famille fait partie, devient autoritaire. Elle s’appuie désormais sur le biologique : la force, les armes, le nombre. Elle n’est plus garante d’un partage plus ou moins équitable, mais elle promet et promeut une jouissance autant capricieuse et aléatoire que totale.
Il y a d’autres effets de la violence subie, associés à cette mutation de l’autorité en autoritaire. Si les parents faisaient les intermédiaires entre l’enfant pas encore mûr et le monde réel, à une place de filtre, de protection, de traduction, d’explication, ils s’en trouvent annulés dans leur fonction, neutralisés. Ils ne peuvent plus exercer ce rôle et les enfants se voient confrontés, sans filtre donc, à la réalité, aux difficultés d’un monde adulte, ce qui engendre une importante somme d’angoisse pour eux.
Comment cette angoisse se manifeste-t-elle ? Lorsque les enfants ont l’impression qu’il leur revient d’ouvrir le courrier de l’administration, parfois de le traduire, voire d’y répondre (de la part des parents). Quand l’enfant a l’impression qu’il doit gérer seul sa scolarité parce que les parents ne sont ou ne se sentent pas concernés par les messages et les réunions de l’école. Dès lors que le fils ou la fille sont persuadés (même quand cela n’arrive pas) qu’ils devraient ouvrir la porte quand quelqu’un frappe. Dans beaucoup de situations semblables, l’enfant risque de revivre ce qu’il a probablement déjà vécu : des parents qui, menacés ou violentés par exemple, ne pouvaient plus le protéger, une sorte de lâchage, d’abandon, de coupure avant l’heure, sans les mots et le contexte qui seraient attendus.
Les jeunes enfants n’ont pas les moyens de symboliser cette angoisse et celle-ci les traverse alors sans être traduite ou nommée. On la retrouve brute, sous forme de symptôme : agitation motrice voire hyperactivité, énurésie, onychophagie, phobies diverses, eczéma, strabisme, difficultés pour se concentrer et donc pour les apprentissages, troubles du sommeil (insomnies, cauchemars, terreurs nocturnes). Comme si leur corps devenait hiéroglyphe, réponse énigmatique face à l’horreur, face à ce vide qu’ils ne peuvent nommer, corps grimaçant que nous avons à lire, à interpréter.
L’une des prises en charge possibles est pourtant à notre portée, inscrite dans ces mêmes symptômes : la remise en place d’un « filtre ». Parfois, l’accompagnement des parents leur permet de reprendre cette fonction. D’autres fois, nous devons trouver des appuis ailleurs : école, activités culturelles, sportives ou thérapeutiques. D’autres adultes peuvent – en attendant – opérer de manière à ce que l’enfant soit à une place d’enfant, protégé, avec une angoisse limitée. Pourvu qu’un thérapeute ou un travailleur social puisse coordonner, orchestrer une stratégie de soin.
Les thérapies de l’enfant et de sa famille devraient rétablir un circuit d’autorité, parentale, des adultes ou d’une institution. Ce circuit serait à nouveau garant du partage au sein de la fratrie ou, du moins, dans d’autres groupes d’enfants. Cette notion de partage donnerait au manque sa valeur symbolique : ce ne serait plus une question de vie ou de mort, mais de perte symbolique. Autrement dit, les adultes, parents et professionnels associés, remettraient en jeu une valeur d’autorité symbolique, d’adulte qui a une fonction limitée, qui n’est pas totale, qui installe la notion de représentation.
Est-ce que cela peut se faire au sein d’une même institution ? Il peut être certes compliqué de recevoir, dans un même lieu, adultes et enfants, mais cela peut aussi être un avantage si l’on respecte les espaces et si la parole circule suffisamment entre les différents professionnels. Les enfants que nous recevons au Centre Primo Levi ont des capacités extraordinaires de rétablissement. Nous assistons à des situations dont l’évolution est prometteuse, surtout lorsque les parents sont associés au suivi, ou même suivis eux-mêmes.
Disons pour conclure que si l’expérience de la violence politique et la torture désarticulent, en les attaquant, les liens qui fondent une famille, le projet thérapeutique devrait viser à rétablir les liens symboliques, les places de chacun dans la famille. Ce serait une manière de donner sens également à la contrainte et autres formes de « violence articulée », mise en sens, pour que l’enfant bénéficie des repères que la famille peut lui donner et s’en détacher un jour pour devenir un adulte autonome.
[1] Freud avait lancé la boutade dite des trois métiers impossibles : gouverner, éduquer et psychanalyser (ou soigner). Il nous revient, au-delà de l’image, d’y vérifier ce qui relève d’un impossible et ce qu’il serait néanmoins praticable.