L’accompagnement social : suivre la temporalité de la famille 

Elise Plessis, assistante sociale et Olivier Jégou, assistant social

Mémoires n°74 – Faire famille après la violence

Au service social du Centre Primo Levi, le suivi ne peut être dissocié de la temporalité des patients. Sans entendre et traiter les préoccupations du quotidien, il sera difficile de travailler les places familiales, désarticulées par la violence.

Comment se passe la prise en charge sociale d’une famille au Centre Primo Levi ?

Elise Plessis : Généralement, le suivi commence par un des membres de la famille ; ce n’est qu’au fil des rencontres que la prise en charge deviendra plus globale. Au début se présente une pluralité de difficultés, qui, au fur et à mesure qu’elles émergent, vont être abordées et susciter une extension de l’accompagnement en réponse à un défaut de prise en charge ailleurs. Lorsque celle-ci existe, nous sommes confrontés à une multitude d’acteurs sans qu’il y ait de coordination entre eux. Dans un sens, cet éclatement pourrait refléter la dislocation des familles engendrées par la violence. Comment peuvent-elles s’y retrouver parmi toutes ces institutions ? Comment échanger auprès de tous ces interlocuteurs lorsqu’on ne parle pas français ? La présence d’un interprète permet de faire circuler l’information, de rendre compréhensible et lisible une organisation, la prise en charge, de savoir qui s’occupe de quoi, etc. L’enjeu se situe donc dans cette liaison, pour éviter de renforcer la dissociation engendrée par notre système de prise en charge.

Une fois ce travail de cohérence amorcé,les difficultés rencontrées peuvent se formuler. Elles touchent en premier lieu le quotidien et la précarité dans laquelle se trouve la famille : manger, s’habiller, se déplacer, amener ses enfants à l’école… Si on ne prend pas en compte cette réalité du quotidien, de la vie à l’hôtel, des besoins premiers, on ne pourra pas traiter d’autres aspects de la dynamique familiale par la suite.

Olivier Jégou : En ce moment, je suis confronté à une famille qui a un problème de nuisibles dans l’hôtel. Tant que ce problème demeurera, il sera impossible de travailler un projet d’aide éducative ou de soin. La mère est obnubilée par la question de pouvoir protéger ses enfants de ces conditions de vie, de pouvoir les nourrir dans des conditions d’hygiène décentes. Comment ne pas l’être ? Proposer de travailler autre chose à ce stade ne peut pas être entendu. C’est se placer en décalage avec ce qui est amené en entretien. En tant qu’assistant social, si je n’entends pas l’angoisse de cette maman et amène des injonctions de soins, je suis à côté de l’accompagnement.

Comment faire pour être dans cette écoute ?

E.P : Etre attentif à ce qui est déposé est d’autant plus important que ce sont parfois des choses compliquées à formuler pour les patients. Peu de parents, par exemple, expriment que leurs enfants ont faim. Leur pudeur va plutôt les amener à illustrer leur quotidien, à expliquer comment ils distribuent les repas, la manière dont ils rationnent, ce qu’ils donnent le soir. C’est ensuite à nous de saisir le besoin alimentaire, car on ne va sûrement pas demander à brûle-pourpoint s’ils ont assez mangé. Cette forme d’inquisition amènerait une destitution de leur rôle de parent et renforcerait leur honte.

O.J : L’accompagnement social consiste à amener très progressivement des ouvertures, en tenant compte de là où en est la personne. Pour un père arrivé seul avec ses enfants, j’ai effectué des demandes d’aides financières. Certaines ont été acceptées, ce qui lui a permis d’entrevoir des possibles. C’est à partir de là que d’autres demandes ont émergé, petit à petit. Cela fait presque 7 ans qu’il vit à l’hôtel avec ses enfants, qui ont donc grandi dans cet espace. Les questions de la promiscuité, de la sécurité se posent. Elles n’auraient jamais pu émerger si nous n’avions pas commencé par le début.

E.P : C’est intéressant que ces parents puissent vérifier qu’il existe des possibilités. Ça ne veut pas dire que cela va s’inscrire dans le temps, mais pour eux, c’est une manière d’éprouver une légitimité, même limitée. Les familles déboutées de l’asile ont peu de marge de manœuvre puisqu’elles ne bénéficient plus des conditions matérielles d’accueil et n’ont pas connaissance de ce qui pourrait prendre le relais ou être un peu soutenant. Si dans l’immédiat il n’y a pas forcément d’autres droits, nous pouvons, en tant qu’assistants sociaux, saisir autre chose. Aussi instable que ça puisse être, avec son aspect arbitraire, il n’y a pas rien non plus. Malgré l’incertitude, c’est important d’ouvrir d’autres portes, sans avoir la garantie que les projets pourront être réalisés. Malgré tout, cela place la personne dans l’autorisation.  

O.J : Il y a des suspends, des arrêts, mais on sent au moins une mise en mouvement. Certains enfants, par exemple, ne sont finalement pas partis en camp scout, mais cela a montré aux familles que des perspectives existaient. Peut-être que ce n’était pas le moment mais cela ne veut pas dire qu’on ne pourra pas y revenir.

Et c’est à partir de cette mise en mouvement que vous pouvez travailler la place de chacun ?

E.P : L’école, par exemple, est un des lieux sur lesquels s’appuyer pour amener à ce que chaque membre d’une famille puisse retrouver une place. Là encore, notre travail est surtout d’amener du lien entre les entités. De nombreux parents arrivent avec des questions parce qu’ils ne connaissent pas notre système scolaire : les formulaires à remplir à la rentrée, les papiers qui leur sont transmis au cours de l’année, les bulletins de notes à signer… Ce fonctionnement n’est pas forcément compréhensible pour eux. Si l’accès à l’école et notamment à la cantine est de plus en plus entravé, cela demeure malgré tout l’une des seules institutions où il reste de l’accueil.

O.J : L’interprétariat est aussi un élément clef. Cela change tout lorsqu’on peut s’exprimer dans sa langue maternelle ! Comment réhabiliter les places de chacun lorsqu’on fait appel à son enfant pour traduire ? Est-ce vraiment à un enfant de s’adresser à un adulte et de lui restituer ce qui ne va pas ? Utiliser ce moyen pour échanger renforce la déstructuration opérée par la violence, tout en biaisant le message que l’on souhaitait transmettre. Donc, dès que c’est possible, je me déplace moi-même aux réunions scolaires.  Plus tard, au centre de soins, je restitue aux parents ce qui a été évoqué aux réunions avec l’aide d’un interprète. Cela leur permet d’être mis en situation. Il existe un échange où ils peuvent questionner, répondre. Ils sont mis devant leurs responsabilités en tant que père ou mère devant l’institution.

Qu’en est-il de la famille ?  Peut-on la penser globalement ou doit-on séparer les accompagnements de chaque membre ?

 O.J : C’est la problématique de notre société actuelle. Nous ne regardons que le symptôme en le séparant du reste ! Il est nécessaire d’avoir une vue plus globale. S’intéresser à un enfant qui va mal n’a aucun sens si le chaos qui gravite tout autour de lui n’est pas pris en compte. C’est être en-deçà de la réalité.

Effectuer une prise en charge globale, c’est aussi remettre de la cohérence dans cette réalité morcelée, y compris en termes de biographie. Ces familles ont beaucoup bougé durant leur parcours d’exil et en France. Nous connaissons leur trajet, par où ils sont passés… Nous les suivons depuis des années aussi, ce qui nous amène à être ce fil rouge. Les institutions voient la famille à un moment précis, sur un problème particulier, d’où l’importance de lier les éléments les uns aux autres, de les rassembler pour ramener de l’intégrité.


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