Traumatisme et PTSD : une liaison dangereuse Entre utilité sociale et impasse clinique

Jacky Roptin, psychologue clinicien, psychanalyste, Mémoires n°73

Le traumatisme psychique : entre reconnaissance et méconnaissance

Il est aujourd’hui difficile d’échapper au discours du trauma ou à son meilleur représentant, le PTSD (post traumatic stress disorder), tant les attentats des dernières années l’ont fait surgir des confins du monde occidental où il était cantonné. Pendant longtemps, ce discours était demeuré le miroir exclusif et fascinant de la réalité et du vocabulaire de la guerre, de l’urgence et de l’humanitaire. Il faut admettre désormais qu’à l’aube de ce XXIème siècle, il est devenu définitivement une grande figure de la modernité avec son cortège d’évènements exceptionnels. Il faut y ajouter désormais la caméra et les retransmissions parfois en direct des événements, entretenant parfois une confusion entre le trouble traumatique et le sentiment commun de vulnérabilité (déjà lors des attentats du 11 septembre 2001).

Si le scepticisme est toujours de rigueur face aux tentatives internationales d’harmoniser les catégories syndromiques, l’évolution vers une meilleure prise en charge des psychotraumatismes est plus que souhaitable tant le coût humain, sociétal en termes de santé publique est démesuré.

Il n’y a en effet pas de prise en charge des malades sans des professionnels, des corps de métiers. Quelque part, ces personnes traumatisées ne seraient pas reconnues sans un certain cadre pour les identifier. Il est important de rappeler que les descriptions des traumatismes ne sont pas nouvelles et ont été évoquées depuis l’Antiquité. Mais leur histoire rappelle que ces troubles ont été reconnus d’abord aux seuls combattants et non aux populations civiles, toujours suspectes en raison des bénéfices qu’elles pourraient en tirer. De plus, elles ont longtemps été considérées comme une faiblesse morale face aux blessures physiques et aux souffrances des peuples. On peut alors mesurer ce saut éthique qu’implique d’étendre aux blessures psychiques l’impact des événements violents de nos destinées contemporaines. Cette identification de « blessures invisibles » et cette reconnaissance de « normalité de ces réactions dans des situations exceptionnelles » sortent les victimes non seulement de l’oubli mais de la relégation et de la honte associée à ces symptômes traumatiques.

Dans le domaine de l’asile, on sait à quel point le trauma psychique a permis de réhabiliter un tant soit peu la figure du réfugié tant disqualifiée depuis de nombreuses décennies, au prix parfois d’une logique compassionnelle.

Cependant, l’adoption par le corps social et politique de ces notions, l’engouement qu’elles peuvent susciter, ne sont pas sans risque dans les politiques de santé et les pratiques de soin.

Une certaine expérience dans le champ humanitaire au sein de Médecins sans frontières me permet aujourd’hui de repérer certaines impasses de ce discours centré sur le PTSD et les logiques qui le sous-tendent. La réflexion autour du trauma a débuté dans cette ONG à la fin des années 80 avec le tremblement de terre de Gumri en Arménie[1]. Elle s’est progressivement étendue aux différents terrains opérationnels, des catastrophes naturelles aux situations de conflits. Ce soutien psychologique est ainsi inscrit aujourd’hui dans le panel de soin de nombreuses organisations internationales. Pourtant, si la psychiatrie humanitaire et l’intervention d’urgence ont offert, il faut le reconnaître, un terrain extrêmement fertile au développement d’une pratique centrée autour du trauma et participé à la nécessaire reconnaissance des blessures psychiques des populations victimes de violences politiques, elles ont été aussi celles où s’éprouvaient les risques et les limites de son exploitation.

Le traumatisme, un costume trop large pour le PTSD

En centrant notamment la description du trauma sur l’événement traumatique comme étant « constamment revécu par le patient », le PTSD en a fait le dénominateur commun des traumas (en citant les cauchemars, par exemple) et a relégué au second plan bon nombre d’autres conséquences psychologiques ou sociales. Or il ne représente pas, loin de là, toutes les pathologies post-traumatiques. Par exemple, après des années de violence chronique en Palestine, la symptomatologie s’était éloignée du modèle du PTSD. Je peux également citer le programme de prise en charge de femmes violées au Congo-Brazzaville, où nous avons observé une forte représentation de troubles anxieux et dépressifs majeurs, une faible présence de reviviscences et une prévalence de la honte face à l’exclusion ainsi que d’importantes plaintes somatiques associées à une intense diminution de la libido. Après une guerre ou catastrophe naturelle, il n’est alors pas rare de voir des organisations internationales courir après le PTSD pour lancer, légitimer ou pérenniser leur action, ou pour justifier la délimitation d’une population cible. « La course à l’événement » induite par le discours du trauma présente des risques. Le premier tient à déduire l’absence de troubles, faute d’adéquation avec certains symptômes décrits dans le PTSD, et à dénier ainsi une souffrance pourtant bien réelle.

Celui-ci devient en ces circonstances « l’étalon or de la souffrance », et peut amener à laisser de côté ceux qui, tout aussi voire plus vulnérables, souffrent loin des médias, du micro tendu au sensationnel et du regard de la communauté.

Il faut rappeler que beaucoup de nos patients au Centre Primo Levi ainsi que ceux connus dans mon expérience humanitaire viennent de zones de conflits chroniques. Les évènements violents et leurs cortèges de situations d’exception se succèdent et sont autant de raisons de souffrances. « Ainsi, ce qui apparaît ici, c’est la notion même de complexité et de pluralité des effets et des formes du traumatique, loin de ce que suppose la simple notion psychiatrique de PTSD ».

De l’événement à l’inconscient

Dès son avènement, la notion de PTSD s’est heurtée à une autre impasse. Englobant toutes les situations de traumatisme, elle tendait ainsi à mettre toutes les souffrances au même niveau de signification, sans différence de nature et d’enjeux entre violence naturelle et violence interhumaine. Cette distinction, pourtant, est tout à fait discriminante autant dans la clinique comme nous l’effleurions précédemment que dans la manière d’envisager les soins.

L’omission de cette distinction dans la description du PTSD est le corollaire d’une surdétermination de son origine, celle d’une causalité du trauma accolé à l’événement. Avec le PTSD, le syndrome psychotraumatique est présenté comme une pathologie où l’étiologie – c’est-à-dire les facteurs en cause – vient du dehors, par opposition à d’autres affections mentales déterminées exclusivement par des facteurs internes propres au sujet. Du fait d’être catégorisé ou entièrement défini par son origine, cela singularise ce syndrome de manière particulière. Il y aurait un événement causal, une situation particulièrement anormale, puis une réponse des personnes. Dans cette logique discursive censée décrire une réalité, l’homme apparaît sans profondeur ni histoire, telle une page blanche.

En axant le traumatisme sur l’événement, l’inconscient se retrouve évacué de la réaction. Il est observable que si un accident extérieur à l’individu vient parfois bouleverser totalement et définitivement l’organisation psychique de celui-ci, une telle catastrophe pourra être sans effet invalidant sur d’autres. Ce qui sous-entend que le traumatisme prend aussi forme par l’intériorisation du vécu de l’événement par l’individu. En effet, dans la moindre situation que nous vivons, une autre situation se joue. Ceci ne signifie pas que ne sont traumatisés que les « traumatisables ». Le but n’est pas ici de réintroduire une vulnérabilité préexistante ou un traumatisme infantile, voire œdipien. Il est important de rappeler que nous ne sommes pas touchés de la même manière par les mêmes choses dans ces violences. La question du traumatisme nous renvoie elle aussi à la question de la singularité. Derrière ces symptômes pathognomoniques (qui signeraient cette affection) ne manquent jamais d’apparaître des éléments propres à l’histoire des sujets. Il est très difficile, sinon illusoire psychologiquement, de séparer la grande histoire événementielle de l’histoire plus intime de nos patients. On en sous-estime l’intrication mais aussi le fait que l’histoire intime est toujours cause du récit.

En effet, aussi bien sur les terrains d’opération de MSF qu’au Centre Primo Levi, les récits traumatiques sont toujours tissés de ceux qui sont restés, ceux qui ont disparu, ceux que l’on a pas pu aider, ceux que l’on a vu mourir sans rien faire et de ceux dont nous avons eu à subir les violences. La honte et la culpabilité sont prévalentes derrière l’angoisse. La position subjective est profondément modifiée. Le traumatisé n’a plus la même manière de percevoir le monde. Il ne pense ni n’aime ni ne désire ni n’agit comme avant. Il est aussi illusoire de distinguer les souffrances psychologiques liées à un événement traumatique récent de ceux liés à un parcours de vie. A partir de cette réflexion, comment appréhender les thérapies plus anglo-saxonnes qui s’appuient sur les symptômes actuels, reléguant au second plan l’histoire et l’inconscient de la personne ?

La thérapeutique entre mythe et réalité

L’hégémonie du PTSD ne tient pas seulement à la capacité de diffusion du DSM mais aussi à la tacite complicité qu’imposent les contraintes institutionnelles de telles organisations internationales : urgence, technicisation, professionnalisation, optimisation, uniformisation des pratiques et des praticiens, protocole de soins, transparence. Trauma et PTSD se sont imposés par ces facilités de diagnostic et d’actions qu’ils supposent. Dans une association comme MSF, à l’époque, ces notions présupposent l’idée d’une action basée sur un traitement fonctionnant comme un protocole. A ce titre, ces discours présentent des risques.

Mettre en avant une causalité du trauma accolée à l’événement fait penser que pour ne plus en pâtir, il suffirait – par une parole cathartique – de remonter ponctuellement le cours des deuils dans l’espoir d’en reprendre historiquement l’initiative. Freud pourtant avait déjà bien saisi cette impasse et s’était très tôt écarté de la simple remémoration. En effet, pour le névrosé comme pour le traumatisé, dans les deux cas, l’exercice de mémoire ne fait pas recette ou modèle. Ce n’est, pourrait-on dire, pas en remontant le cours d’un fleuve qu’on trouvera la formule de l’eau. Cela réduit les pratiques à l’idée qu’une verbalisation des événements, à travers une mise en sens de la parole de « ce corps étranger », aurait une fonction libératrice, tel le coryphée à la fin du théâtre ; méthode thérapeutique relevant davantage de vaines incantations ou de formules magiques.

De fait, cette pensée entretient une confusion entre intervention précoce et thérapie du traumatisme. Les premières (nommées souvent sous le terme générique de débriefing) tirent leur légitimité non dans le soin du traumatisme mais dans l’objectif, rapporté par les patients eux-mêmes, de soulager, consoler, voire de prévenir les crises aigues dans le meilleur des cas. Pourtant cette mythologie de la thérapie à court terme associée à la parole cathartique irrigue toujours les méthodes d’approche du trauma.

Les expérimentations récentes mises en place lors des attentats véhiculent ces idées. Il est demandé à des patients incapables de faire le récit de scènes traumatiques de les verbaliser après la prise d’un traitement coupant l’angoisse associée à la verbalisation même des faits ou évènements traumatisants. Ce traitement se reproduit ainsi le temps de six séances. Bien sûr, je ne me positionne pas ici sur leur bien fondé et leurs possibles effets sur le stress, l’anxiété, l’angoisse. Mais ces pratiques sont présentées comme des thérapies du traumatisme, réduisant de ce fait celui-ci à ses bruits ou à ses symptômes, fussent-ils criants ou envahissants au quotidien. Mon expérience clinique me rappelle à quel point la verbalisation des récits traumatiques amène rarement l’effet escompté de leur disparition, étant donné que l’expérience extrême « innommable » ne se laisse pas aisément représenter et que ce trou dans le langage en est son principe.

Ainsi, l’approche centrée sur le trauma et le PTSD, en succombant à l’air du temps et en devenant parfois le miroir fascinant de la réalité et du vocabulaire de l’urgence et de la modernité, fonctionne sur le mode circulaire de l’autolégitimation. Cette conception prend le risque de figer les perspectives de la clinique et de la psychiatrie. Elle en réduit considérablement l’approche et la complexité, tout en grossissant parfois démesurément les effets de la réponse qu’elle engendre. A défaut de s’interroger sur les ressorts de nos politiques de santé mentale, ce discours peut donc passer d’un sésame pour la reconnaissance d’une souffrance funeste à une entrave non seulement à nos activités de soins mais aussi à son éthique, où la pratique thérapeutique s’aliène et se dévitalise.


[1] Marie-Rose MORO et Serge Lebovici, Face au traumatisme : psychiatrie humanitaire en ex-Yougoslavie et en Arménie, PUF, 1994


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